Mona Luison par Louis Doucet

« Chacun est enfermé dans sa conscience comme dans sa peau. »
Arthur Schopenhauer [1]
Derrière le pseudonyme Mona Luison se cache une jeune artiste brestoise qui pratique ce qu’elle appelle l’upcycling, néologisme qui porte en lui les notions de recyclage et de progression dans une hiérarchie des valeurs [2]. Elle met en œuvre des techniques artisanales ancestrales sur des matériaux issus de notre environnement quotidien : peluches, vêtements usagés, capsules de café, bouteilles d’eau, boîtes de conserve, fragments de cartes postales ou de photographies… Elle ravaude, rapièce, rafistole, raccommode, découpe, tisse, coud, reprise… Toutes techniques pratiquées par nos grands-mères et qui tendent à disparaître dans notre civilisation qui cultive l’obsolescence programmée [3] comme vecteur d’une croissance économique fallacieusement motivée par le mythe d’une prétendue course à l’amélioration des conditions de vie.

Les réalisations de Mona Luison ne sont cependant pas anodines. Elles s’affranchissent d’emblée de l’univers des arts ménagers et des travaux d’aiguille. Un parallèle avec les œuvres de l’anarcho-libertaire pataphysicien Enrico Baj, notamment avec ses Généraux grotesques, en costumes d’apparat réalisés de bric et de broc, bardés de décorations dérisoires, pourrait s’imposer. Il n’en est rien. Le propos de notre artiste est de l’ordre de l’intime, du personnel. Il n’est pas directement protestataire ni libertaire. Il refuse les ficelles immédiatement efficaces du recours au ridicule et à l’ostentatoire.

Ce ne sont pas des vêtements, ni des survêtements que Mona Luison nous propose, mais des substituts à l’épiderme de leur porteur, des sur-peaux. Son discours est avant tout personnel, à partager entre deux intimités, celle de la créatrice et celle du porteur de ses artéfacts. Le tiers spectateur n’est toléré que par l’effet d’une sorte d’effraction voyeuriste dans une relation à laquelle il n’est pas convié et où il n’est pas partie prenante. Au risque de paraphraser Rivarol – « La parole est le vêtement de la pensée, et l’explication en est l’armure. » [4] –, on peut affirmer sans risque que les constructions de Mona Luison transcendent le statut de vêtements pour s’imposer comme des armures sursignifiantes, comme des exosquelettes de la pensée.

Les sur-peaux surchargées de signes, innervées de sens, de Mona Luison nous racontent des histoires, celles de l’artiste, les nôtres ou celles des autres… La banalité et l’hétéroclicité de leurs composants sont des métaphores de celles de notre monde, envahi d’objets, de signes et de sens, que nul ne peut prétendre capter – et encore moins comprendre – dans leur intégralité.

Dans ses sculptures à porter de la série Topicality, Mona Luison associe notre anatomie aux catastrophes naturelles, aux conflits et aux guerres, à ces flux d’information qui nous assaillent, sans qu’il soit possible de statuer sur leur véracité ou sur leur pertinence. Après les effets dévastateurs du tsunami de 2011, la série Space Explorer fait office de contrepoids pour donner une vision plus ludique et légère du monde en retraçant les grandes étapes de la conquête spatiale, revisitée par d’improbables cosmonautes hybrides. Elle nous propose là un exutoire, une issue de secours, une façon de nous évader, en regardant de nouveau le monde avec des yeux d’enfants. Les sept robes de la série My Diary, comme son nom le laisse présager, relèvent de l’intimé, interrogeant les étapes de la vie, de l’enfance à l’âge adulte. Dans un entrelacs de réalités et de fictions ces pièces constituent le terreau de l’émergence progressive de la personnalité, du je de l’artiste, du nécessaire dédoublement entre individualité et altérité.

Les assemblages composites de Mona Luison constituent aussi une forme de cartographie, non pas celles d’un Tendre, à la manière des exercices futiles de Madeleine de Scudéry et de ses amies, mais plutôt d’un Âpre et d’un Aride, celle infailliblement programmée des inévitables déceptions, des inexorables dérélictions, des inéluctables déconvenues. Les médaillons clinquants ne sont, après tout, que des capsules de bouteilles de bière ; les couleurs chatoyantes n’arrivent pas à masquer le rapiéçage des tissus ; les références à l’art tribal achoppent sur la triste banalité des bouteilles en matière plastique ou des canettes écrasées, frivoles débris d’un mode de vie aussi vain qu’inutile… Et pourtant, ces éléments, réunis par un hasard inexplicable, conjurent pour construire une histoire qui peut devenir crédible à condition que l’on veuille bien y mettre un peu du sien, que l’on retrouve un soupçon de la virginité de ses riches intuitions enfantines. Les fils enchevêtrés conduisent alors la pensée d’îlot en îlot, dans un incessant va-et-vient entre l’intime et l’universel, entre le dérisoire et l’essentiel. N’en déplaise à Schopenhauer, la sur-peau de ces corps, pourtant matériellement absents, s’efface pour libérer la conscience de son étroit carcan.

Les tissus utilisés par Mona Luison peuvent aussi se lire dans leur acception anatomique et biologique. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir à un temps ou médecine, alchimie, arcanes et lames du tarot étaient inextricablement imbriquées. Les étoffes sont simultanément peau, chair, sang, humeurs, muscles et éléments d’une anatomie profuse et onirique qui ne répond à aucune des contingences préprogrammées par un quelconque ADN. Ce sont des lambeaux d’existences non datables, appartenant simultanément à un temps depuis longtemps révolu et à une actualité à la dérangeante prégnance. Ils incarnent une condition humaine déchirée, maladroitement rabibochée, fragile mais indéfiniment résistante. Ils matérialisent ce que l’artiste nomme « expiration d’un silence organique », un silence en forme de témoignage d’une interminable agonie se transmuant en timide résurrection. Ne serait-on pas ici proche du vertige devant le gouffre abyssal de la réflexion pascalienne [5] ?

Incessant effet de balancier entre microcosme et macrocosme, entre conquête spatiale et cellules tissulaires, entre prééminence du je et universalité de la condition humaine, entre cohérence du propos et profusion hétéroclite des matériaux réquisitionnés, entre banal et sublime, entre allusion et réalité, entre passé et présent, entre être et devenir, entre unicité de l’identité biologique et intégrité du tissu social, entre résignation et désir d’action, entre espoir et désespérance… Les étranges et singulières productions de Mona Luison n’en finissent pas de nous interpeller…

Louis Doucet, décembre 2014

[1] In Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1788-1860).

[2] À l’instar du mot upgrading qui signifie revalorisation ou remise à niveau.

[3] Ou désuétude programmée.

[4] In Rivaroliana.

[5] « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. », Pensées, n° 206, édition Brunschvicg.

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